Ce singulier et étonnant roman est le quatrième de la française Gabrielle Josse. Venue à l’écriture par la poésie, elle s’est fait connaitre du public français en 2011 avec Les heures silencieuses. Avec Le dernier gardien d’Ellis Island, paru en 2014, elle quitte le domaine de son inspiration initiale et ouvre son champ d’exploration littéraire. Elle propose au lecteur, entre fiction et réalité historique, de s’immerger dans la solitude d’un homme qui, en neuf jours, raconte toute une vie et quelle vie… Un vrai tour de force ! Que vous raconte notre libraire Anne Brouilhet.
De quoi parle le livre ?
Nous sommes à New York en novembre 1954. John Mitchell, le directeur du centre de transit d’ Ellis Island, installé sur une île à quelques encablures de La Statue de la Liberté et de la pointe de Manhattan, se prépare à quitter définitivement son lieu de vie.
Dans neuf jours, le centre ferme ses portes. Une décision gouvernementale majeure pour marquer un changement de cap historique à deux ans des célébrations du 70ème anniversaire de la statue « qui fascine le monde depuis qu’elle est là, dressée dans la baie depuis 1886 ».
Pendant ces neuf jours, John Mitchell rédige un journal intime. Il dépose quotidiennement sur le papier quarante-cinq ans de vie pendant lesquelles il a servi son pays comme agent officiel des services d’immigration. Depuis 1909, date à laquelle il a commencé comme agent, « les services d’immigration recherchaient des gens comme moi, j’imagine, dévoués, efficaces. », il a vu défiler des milliers d’individus , des flots d’êtres humains en quête du Paradis, d’un Eldorado, un lieu où se poser pour pouvoir, à nouveau, espérer, rêver, bâtir, construire. Il a eu entre ses mains le pouvoir d’ouvrir la Porte d’or comme de la refermer.
Dans l’anonymat des corps et des visages qui patientent, certains ont retenu son attention et même plus, ils l’ont conduit à prendre des chemins de traverse, à s’éloigner de sa logique froide de fonctionnaire. Et comme il l’écrit si bien « On ne décide pas toujours du visage que l’on présente à autrui ». Le souvenir de ses visages ne le laisse pas tranquille. Enfouis dans les replis de sa mémoire, ils resurgissent et alors, il se sent redevable. Il ressent comme de la culpabilité.
Il y a d’abord Liz qui devient sa femme en 1915, la sœur de son meilleur ami, vendeuse en parfumerie dans la 7e Avenue à Manhattan. « La lumière de sa vie » le conduira à quitter Ellis Island pour se divertir dans la 42ème rue, à Broadway, au New Amsterdam Theater, à Times square pour assister aux Ziegfeld Folies.
Sans oublier Coney Island qui, en été, attire tous les habitants de Brooklyn pour son incomparable ambiance de fête perpétuelle.
Liz est embauchée sur Ellis Island comme infirmière. Cela ne lui portera pas bonheur. John ne trouve plus les raisons de se rendre à Manhattan, de faire la traversée de trois kilomètres pour rejoindre Battery Park. Il refuse de quitter l’île.
La fausse monotonie de son existence est bientôt bouleversée par l’arrivée de Nella Casarini sur le Cincinnati. Le désir violent qu’il éprouve pour cette « belle âme » l’entraine loin des exigences de son ordinaire pratique professionnelle. Le récit du destin extraordinaire de la belle italienne lui est narré par Lazzarini. Longtemps après, il hante et impressionne toujours ses nuits et jours.
Il décide contre toute attente, de libérer Lazzarini, malgré son passé et ses convictions idéologiques. Et, voilà une pertinente manière pour Gabrielle Josse d’évoquer Little Italy, « le nom même de Little Italy leur donnait la certitude de retrouver des repères identiques à ceux du pays natal ».
John ne peut pas oublier, non plus, Gyòrgy Kovàcs et sa femme, originaires de Hongrie. Ce dernier écrit, plus tard, exilé au Brésil, un livre. L’ouvrage est chroniqué dans le New York Times. John lit le New York Times. Gyòrgy Kovàcs trouve, sous la plume de Gaëlle Josse, des mots incomparables pour dire Ellis Island. Ces mots bouleversent définitivement John.
Et, d’une façon très subtile, indirecte, ces mots invitent le lecteur à percevoir la profondeur de la sensibilité, et la pénétrante humanité de John.
Quand le temps des regrets est arrivé, il est malheureusement beaucoup trop tard.
Pourquoi lire « Le dernier gardien d’Ellis Island », de Gaëlle Josse ?
Il tombe à pic ! Publié pour la première fois en 2014, il est en phase, (on peut le regretter), avec l’actualité. Il offre un regard courageux et approfondi sur la question de l’immigration et de l’exil. Il replace dans une perspective humaine et historique, les interrogations qui s’annoncent quand on se retrouve face à la détresse, la fragilité, la lassitude, les motivations, les désirs de tous ceux qui sont obligés de fuir, de poursuivre un périple d’errance en quête d’une terre où s’échouer. Ce livre n’a pas la prétention d’affirmer des solutions. Il ouvre les yeux et les cœurs pour une espérance et moins d’indifférence.
Ce roman déploie, comme le dit John, des vies que l’on ne peut pas classer si facilement dans des cartons d’archives car elles sont portées par des êtres humains trop plein d’amours et de chagrins. John Mitchell fait l’expérience de cette impossibilité. Les phrases souples, élégantes et chaleureuses de Gaëlle Josse, déroulent les souvenirs tout en faisant, par petites touches délicates, émerger, l’éveil d’une conscience, éclore une réceptivité, affleurer une empathie, apparaitre une générosité pour imposer à la fin une culpabilité. Cette dernière émotion s’avère destructrice. Elle arbore la cicatrice d’une défaillance.
En lisant ce texte, le lecteur élargit la focale de son objectif, adopte le grand angle et voit New York autrement. Et, comme ses hommes, femmes et enfants qui distinguaient souvent derrière la brume les hautes silhouettes immobiles des gratte-ciels de Manhattan en espérant qu’elles leurs ouvrent les bras, il perçoit mieux l’incarnation du rêve que suscite encore La Grosse Pomme. Un New York avide de musiques, de danses et de divertissements. Un New York accueillant, riche de sa diversité, de son énergie généreuse et créatrice.
Où trouver ce roman ? ici